
Les Tziganes, dans leur grand vagabondage, ont un jour ralenti leur course dans les terres balkaniques. Ils y ont implanté leurs campements, leurs coutumes, et leur musique avec laquelle ils nous content leurs spleens nocturnes autour du feu, l’appel d’une route qui se déroule à l’infini et ses soudaines dégringolades où les vieilles roues s’emballent dans de cahotants accelerandos…Comment mesurer alors l’influence réciproque entre cette musique nomade et celle préexistante dans les Balkans, elle aussi frénétique, elle aussi à la rythmique souvent asymétrique et boiteuse mais toujours vecteur d’une force vitale ahurissante…C’est par une millénaire imprégnation que musique tzigane et musique des Balkans ont fusionné, pour nous donner à entendre, à travers d’ébouriffantes fanfares, ce qu’on peut appeler aujourd’hui la fièvre balkanique.
Avant d’être mélodie et harmonie, la musique est rythme, et le rythme est, dans son essence première, l’art de partitionner le temps, d’habiller sa fuite d’une scansion qui le rend soudain tangible, et permet à l’homme d’avoir enfin prise sur lui. La musique peut donc être considérée comme la grande costumière du Temps, celle qui, en l’enrobant de milliards d’étoffes sonores, lui donne corps, vigueur, et visage humain. Les musiques traditionnelles, et toutes celles qui ne sont pas le fait d’un seul compositeur mais d’une communauté, comme les musiques des bal-musettes ou encore celle des Balkans, ont plus puissamment encore ce pouvoir, puisqu’elles sont nées instinctivement d’une âme collective, modelée par des corps, eux-mêmes modelés par des terres, des lumières et des climats. Rendu léger et souple comme un roseau par la musique des bal-musettes, ou encore musclé et endiablé par celle des Balkans, le temps soudain personnifié nous fait revivre alors, plus qu’un conte ou qu’une légende, une histoire aux contours vivants et éternels.